The Outlaw Ocean was featured in French publication Le Devoir. Read the story in French here.
Esclavage, travailleurs abandonnés, piraterie, pêche illégale, affrontements pour l’accès aux ressources, pollution… Les océans de la planète sont marqués par les pires travers de l’humanité, révèle une vaste enquête internationale menée par le journaliste du New York Times Ian Urbina. Et comme consommateurs, nous en sommes les complices quotidiennement.
« J’avais une petite idée de l’esclavage en mer, en raison des journalistes qui ont enquêté sur le phénomène avant moi. Mais la cruauté abjecte que j’ai vue de mes yeux et les effets durables sur les hommes que j’ai rencontrés me hantent depuis la fin de mes reportages. Les mauvais traitements dont sont victimes les hommes qui aident à remplir nos assiettes de produits de la mer ont été pour moi un choc », résume au Devoir Ian Urbina, qui a enquêté pendant cinq ans sur une vingtaine de mers et cinq océans, pour écrire The Outlaw Ocean (La jungle des océans).
S’il décrit de façon aussi directe ses impressions face à cette réalité, c’est qu’il a lui-même constaté, en pleine mer de Chine, à quel point les conditions de travail sur les bateaux de pêche peuvent s’avérer épouvantables. Et pour y parvenir, le journaliste a dû user de stratégie, de patience et d’une témérité certaine.
Dans son livre, qui vient de paraître en édition française, il raconte ainsi qu’il a dû passer plusieurs soirées à boire avec des capitaines dans un des plus grands ports de pêche de Thaïlande, afin de gagner leur confiance.
« Les capitaines se demandaient pourquoi nous voulions passer quelques jours sur des navires qui étaient notoirement sales et dangereux. Je leur répondais que c’était pour voir le travail des hommes et raconter leur vie », écrit le journaliste, par ailleurs co-lauréat d’un prix Pulitzer pour une enquête sur la prostitution.
C’est ainsi qu’il est parvenu à voir et à décrire cet « esclavage en mer ». Concrètement, les marins qu’il a rencontrés sur les bateaux thaïlandais étaient des migrants, la plupart du temps en provenance du Cambodge ou de la Birmanie. Forcés de s’endetter pour traverser illégalement les frontières et se trouver un « emploi », ils se retrouvent pris en mer, parfois pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, sans pouvoir retourner à terre.
Pour les maintenir dans cette zone de non-droit, les navires de pêche sont ravitaillés en mer et les prises sont transférées d’un navire à un autre.
Hypocrisie
Les bateaux sur lesquels les marins sont pour ainsi dire captifs grouillent de vermine, ils y travaillent sans arrêt sans la moindre mesure de sécurité, leurs repas se résument à une nourriture infecte et ils sont soumis à un capitaine parfois très violent, raconte le journaliste.
Ian Urbina a d’ailleurs recueilli plusieurs témoignages de ces marins de la misère ayant subi des mauvais traitements à de multiples reprises. Il a notamment pu rencontrer un homme qui, avant d’être « libéré », était constamment enchaîné pour éviter qu’il ne tente de s’évader. « Il faut voir ce genre de navire comme un vaisseau spatial, où les gens sont pris, en haute mer, sans application de loi. Et les victimes sont souvent des migrants victimes de trafic en provenance de pays pauvres. »
L’effondrement quasi généralisé des stocks de poissons est en partie responsable de l’accroissement du phénomène, souligne-t-il. À mesure que les navires ont dû parcourir des distances de plus en plus grandes pour aller pêcher, « les entreprises et les capitaines se sont de plus en plus tournés vers le travail forcé pour réduire leurs coûts », et ainsi continuer d’offrir des produits au plus bas prix possible aux consommateurs, notamment au Canada.
« Les consommateurs sont hypocrites et sont complices du problème de la pêche illégale ou de l’esclavage en mer. En consommant ces produits, nous bénéficions directement des pratiques comme le travail forcé », déplore Ian Urbina, qui vient de quitter le New York Times pour poursuivre son travail d’enquête en mer de façon indépendante. « C’est un mirage de croire qu’on peut pêcher du thon de façon durable, légale et en offrant de bonnes conditions de travail aux marins, tout en vendant une boîte de thon qui a voyagé sur des milliers de kilomètres pour à peine 2,50$. »
Dans un contexte de raréfaction des ressources, Ian Urbina souligne en outre que la pêche illégale prend de plus en plus d’ampleur. « Le commerce illicite des produits de la mer est mondialement prospère, avec un chiffre d’affaires annuel estimé à 160 milliards de dollars. »
Le développement des outils technologiques permet d’ailleurs aujourd’hui de « piller les océans avec une efficacité remarquable », écrit-il.
Dans plusieurs cas, a-t-il constaté, les navires peuvent aisément profiter du « manque de réglementation » en haute mer, ou encore de l’incapacité de certains États, notamment le long des côtes africaines, de patrouiller leurs eaux territoriales. Il a aussi été témoin de la traque d’un navire inscrit sur la liste rouge d’Interpol, le Thunder, qui a préféré se saborder plutôt que se rendre aux autorités.
Violence
Dans certains cas, la compétition pour l’accès aux ressources marines toujours disponibles peut mener à des situations tendues, à la pointe du fusil, comme l’a constaté à plusieurs reprises Ian Urbina, notamment en voyant des pays comme l’Indonésie et le Vietnam se disputer les limites de leurs zones de pêche.
« On verra davantage de ce genre de conflits pour l’accès aux ressources dans les prochaines années », prédit-il, dans un contexte d’augmentation de la demande jumelée à une réduction majeure de la disponibilité. Déjà, à l’heure actuelle, plus de 90 % des stocks de poissons de la planète sont exploités au maximum ou surexploités, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
En plus de la violence perpétrée contre des marins dépourvus de recours et des cas bien concrets de pêche illégale, Ian Urbina explique dans La jungle des océans qu’il existe plusieurs formes de violence méconnue, mais tout aussi présentes. Il cite en exemple celle dont sont victimes les migrants venus de la mer, comme ceux qui tentent de se rendre en Europe, mais aussi celle perpétrée contre « des milliers » de marins attaqués, kidnappés ou tués chaque année, ou encore celle que subissent des travailleurs abandonnés sur des cargos délaissés par leurs propriétaires.
Sans oublier la violence subie par l’écosystème marin, et ce, à l’échelle de la planète. Le livre fait ainsi état de cas bien réels d’eaux usées ou souillées d’hydrocarbures larguées par des navires de croisières, mais aussi plusieurs autres types de navires de commerce qui sillonnent les océans. Ils seraient aujourd’hui plus de 80 000 dans le monde.
Se disant malgré tout « optimiste », le journaliste en appelle à une bonification substantielle de la réglementation du travail en mer, à l’instauration d’une traçabilité fiable et généralisée pour les produits de la mer, mais aussi à une véritable protection des milieux marins, étroitement liés à notre existence sur la terre ferme.
« Que pouvons-nous faire pour atténuer le désordre qui règne en haute mer ? Vu l’ampleur des problèmes, c’est une question complexe. Mais chose certaine, nous sommes collectivement dépendants des océans. »